Pourquoi j’ai confié Numerama au groupe Humanoid

Guillaume Champeau
Numerama Backstage
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11 min readOct 10, 2015

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Aujourd’hui s’ouvre un nouveau chapitre de ma vie, et surtout de la vie de Numerama. Et alors que je devrais me sentir anxieux, en réalité je ne me suis rarement senti si optimiste pour notre avenir commun. Car je sais que j’ai placé Numerama dans les meilleures mains qui soient en rejoignant le groupe Humanoid, qui a compris, respecté et voulu renforcer ce qui fait le caractère unique de ce média.

Numerama a une histoire ancienne (13 ans déjà !), et il était important pour moi de lui offrir un autre souffle en l’inscrivant dans une histoire nouvelle, que nous allons écrire ensemble. J’en reste bien sûr le directeur de la rédaction.

Mais pour vous expliquer pourquoi j’ai fait ce choix, je dois d’abord vous parler de moi. C’est, je crois, la toute première fois que je le fais. Ceux qui me suivent un peu depuis toutes ces années savent en effet que je ne parle jamais de ma vie privée, que je ne partage jamais rien de privé (même en privé) sur Internet. J’ai jusqu’à présent établi un cordon sanitaire qui sépare ma vie personnelle et ma vie professionnelle, même si elles sont en réalité étroitement imbriquées.

Sautez à la dernière partie de ce très long billet si seule l’explication la plus concrète vous intéresse. Sinon, laissez-moi vous raconter l’histoire.

AVANT RATIATUM

Lorsque j’avais 20 ans, je me destinais à devenir avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle. J’avais entamé avec succès des études de droit et je croyais alors, ce qui était idiot, qu’il était intelligent de ne pas faire de ma passion personnelle mon travail professionnel. Or ma passion, depuis l’enfance, était l’informatique.

Cette passion est née à la fin des années 1980 avec l’Amstrad PC-1512 qui servait à la gestion d’une petite entreprise familiale dont le bureau était sis dans la salle à manger de notre maison de lotissement. Le soir venu, après l’école primaire, je pouvais enfin m’assoir sur un fauteuil trop grand pour écrire sur l’ordinateur quelques lignes de code dans GW-BASIC ou pour lancer les quelques jeux monochromes très sommaires au son 8 bits qui m’émerveillaient.

Adolescent, j’étais ce que l’on n’appelait pas encore un « geek », à une époque où les geeks étaient une espèce en voie d’apparition dans les écoles. Mes deux meilleurs amis d’aujourd’hui, avec lesquels je reste inséparable, sont d’ailleurs les deux autres geeks que mon petit collège de province connaissait, plus intéressés à l’époque par le montage d’une carte mère que par la séduction d’une jolie fille.

Hélas, l’histoire d’une triste banalité a trop vite eu raison de l’entreprise familiale, et de la famille. Mais ma passion pour l’unité centrale du PC et le monde des possibles qu’elle ouvrait ne m’a jamais quittée.

C’est donc tout logiquement qu’après un bac littéraire en poche, lorsqu’est venu le temps de me demander comment financer mes études de droit, j’ai commencé à proposer des piges à des éditeurs de magazines spécialisés dont je décortiquais les ours en revenant du bureau de tabac les bras chargés. C’est là que je me suis découvert une capacité à transmettre des connaissances, et un véritable goût pour le faire.

Est alors venue la découverte de Napster, qui a changé ma vie. Ce devait être en 1999. Soudain, alors que nous échangions depuis des années entre copains des disquettes et des CD gravés sous le manteau (il y a prescription), je découvrais que les internautes du monde entier pouvaient mettre en commun leur collection de musique, et tout partager pour créer ensemble une véritable bibliothèque d’Alexandrie ouverte à tous, gratuitement. Il suffisait de 30 minutes pour télécharger un fichier MP3 de 2,5 Mo chez un internaute, et pouvoir à son tour le donner à d’autres. J’étais fasciné.

LA CRÉATION DE RATIATUM

Internet prenait chez moi une nouvelle dimension, politique. Une forme de communisme moderne auto-organisé semblait se découvrir sous mes clics, qui bouleversait la notion de propriété intellectuelle dont je me destinais à faire ma spécialité.

Il fallait que j’en parle, que je partage cette excitation et que j’arrive à convaincre qu’il y aurait un avant et un après P2P. Faire comprendre que Napster, Grokster, Kazaa, Audiogalaxy, eDonkey et bien d’autres allaient tout changer. Qu’une nouvelle société basée sur le partage allait s’imposer.

Mais où en parler ? Comment fédérer ?

L’évidence s’est imposée. Il fallait que je crée enfin mon propre site internet, où je pourrais m’exprimer librement et créer un forum pour partager mes découvertes, mes réflexions, et imaginer avec une communauté de passionnés la construction d’un monde utopique. Mais comment l’appeler ? Peu importe, puisque ça ne serait qu’un petit site perso.

Je jette un œil à la gauche de mon clavier. Un prospectus est posé sur mon bureau.

« Ratiatum, ville antique ».

C’était le titre d’une exposition qui présentait les découvertes archéologiques de Rezé, la commune de banlieue nantaise où j’habitais à l’époque dans l’appartement paternel. Ratiatum. À ce moment-là, j’étais bien loin de penser que ce nom improbable m’accompagnerait de longues années.

Le 19 avril 2002, j’enregistre donc le nom de domaine Ratiatum.com, amusé de faire ainsi un lien entre l’avenir dont je voulais parler et le passé où je m’ancrais. En bricolant tant bien que mal, faute de frameworks ou de CMS comme on en connaît aujourd’hui, je crée moi-même de A à Z la première version du site. J’en réalise la maquette graphique sous Photoshop. J’écris le code. Du PHP, une base MySQL, quelques pages HTML remplies de balises <table>, un forum IPB… progressivement le site prend vie.

Et très vite, le succès de Ratiatum dépasse mes espérances. D’abord des centaines, puis des milliers et des dizaines de milliers d’internautes viennent lire les informations que je publie sur les nouveaux réseaux P2P qui sortent à foison, mais aussi l’actualité juridique et économique liée au Peer-to-Peer que je mets en avant. Une communauté très active se réunit sur les forums de Ratiatum, qui n’agrègent pas des pirates qui s’échangent des liens (je ne l’ai jamais autorisé), mais des passionnés qui parlent de la technologie elle-même, et de ses implications pour la société. Sur l’un des forums les plus actifs, baptisé « P2Philo », on débat avec le clavier pétillant de ce que doit être une éthique du P2P, pour assurer sa pérennité et permettre aux artistes de continuer à créer. On y croyait.

Les bonnes volontés autour de moi s’agrègent, je trouve des amis qui m’aident à modérer le forum, à créer un service de téléchargements légaux en P2P intégré à Ratiatum, ou à refaire entièrement le site internet. Certains d’entre eux sont toujours dans l’aventure aujourd’hui.

LA CRÉATION DE LA SOCIÉTÉ PRESSTIC

Mais à l’époque, même si quelques publicités permettaient de payer l’hébergement et de générer un très modeste revenu, Ratiatum n’était encore qu’un site personnel.

J’étais alors en maîtrise de droit privé, que j’avais décidé de suivre au Canada, à Ottawa, pour me spécialiser dans le « cyberlaw » auprès de professeurs brillants comme Michael Geist. Mon mémoire d’étude portait sur ce qui serait appelé plus tard la « licence globale ». J’avais appelé ma proposition « licence de diffusion culturelle ». Elle visait à légaliser le P2P tout en rémunérant les créateurs. Je pensais encore que le Droit serait ma profession.

Mais l’histoire personnelle eut alors une importance cruciale. Elle était brune, elle était canadienne. J’étais amoureux, et surtout naïf. Je décidai de faire de mon retour en France une simple escale préparatoire pour revenir auprès d’elle et faire ma vie au Canada. Adieu ma carrière d’avocat.

Au Canada je n’avais pas de travail ; Ratiatum le deviendrait.

En express, pendant l’été 2004, je crée donc avec l’aide d’amis et de mon frère la société PressTIC, dont je deviens le premier salarié. Puisque je n’avais aucun capital il fallait qu’elle soit viable tout de suite. J’accepte un contrat pour créer « Ratiatum Magazine » avec un petit éditeur de presse écrite pour lequel j’écrivais parfois des piges. Pour une somme forfaitaire ridiculement faible mais qui m’assure un salaire minimum, je suis chargé d’écrire moi-même chaque mois la quasi totalité d’un magazine papier. C’était énormément de travail, mais j’étais heureux comme un roi. Le premier numéro sort en novembre.

Deux ou trois mois plus tard, l’éditeur m’annonce qu’il dépose le bilan. Ratiatum Magazine avait de bons chiffres de vente en kiosques, mais c’était pour lui un dernier pari, qu’il avait lancé trop tard. Je n’en savais rien. Je me retrouve sans revenu fixe, à 5 000 km de chez moi. Et sans brune, qui avait décidé de ne plus être ma blonde. Après quelques tergiversations mêlées d’une certaine détresse, retour en France.

Heureusement, Ratiatum fonctionnait toujours très bien et même de mieux en mieux. En combinant avec d’autres activités, j’arrivais progressivement à en vivre. Finalement, PressTIC décolle. Ouf.

LA TRANSFORMATION DE RATIATUM EN NUMERAMA

Ratiatum dégageant suffisamment de bénéfices, mon principal associé qui s’occupe depuis des années de la confection technique du site internet me rejoint en tant que salarié. Mais nous sommes déjà en 2007 et le Peer-to-Peer s’essouffle. Le côté clair que nous avions rêvé et théorisé, fait de partage et d’universalité, n’a pas résisté au côté obscur, plus facile et plus séduisant, fait de streaming et de téléchargement direct.

Ce monde là ne m’intéressait pas du tout. Il n’était porteur d’aucune révolution et n’avait que la consommation gratuite comme leitmotiv.

Il fallait donc que Ratiatum accompagne certes ce changement des pratiques, mais parle d’autre chose en conservant un œil critique sur les développements de la société numérique. C’était ça qui me motivait. Il fallait que l’on continue à proposer des valeurs et une vision dont je me sentirais fier.

Début 2008, pour accompagner l’évolution éditoriale déjà entamée, et pour acter une professionnalisation qui obligeait à rompre avec ma petite histoire personnelle, Ratiatum changea donc de nom.

Ce fut Numerama, un nom composé à partir de « numérique » et « horama ».

Ce suffixe signifie « vision » en grec ancien. Numerama apporterait sa vision unique du numérique, son point de vue, en ayant pour obsession de regarder plus loin que l’actualité immédiate, pour analyser les conséquences sur la société des innovations technologiques ou des propositions législatives.

Je crois pouvoir dire que nous y sommes parvenus.

Numerama parle toujours de P2P bien sûr, ce que la trop longue actualité sur la loi Hadopi a rendu indispensable. Mais nous parlons beaucoup plus de protection de la vie privée sur un Web désormais transformé par Facebook et épié par les services de renseignement, de respect de la neutralité du net face aux tensions croissantes entre les gros éditeurs et les FAI, des risques des écosystèmes de mastodontes comme Google ou Apple, des promesses et des menaces que porte le développement de l’intelligence artificielle, des atteintes portées à la liberté d’expression et aux principes démocratiques sur des plateformes privées, etc., etc.

En réalité, et j’ai mis longtemps à le comprendre ainsi, Numerama comme Ratiatum n’ont toujours parlé que d’une chose : de la promotion des droits de l’homme dans l’univers numérique. C’est ce qui m’a conduit il y a un an à entreprendre en parallèle de Numerama un Master 2 en droit international et européen des droits fondamentaux, et à réaliser à ce sujet un mémoire consacré à la responsabilité des acteurs privés sur internet.

LA NÉCESSITÉ DE REJOINDRE UNE ÉQUIPE

Mais toutes ces années ont été usantes, à être à la fois le chef d’entreprise chargé de gérer les comptes, de suivre et de négocier les contrats, le rédacteur en chef chargé de diriger l’équipe éditoriale, le journaliste qui doit écrire chaque jour ses propres papiers, le communicant qui doit faire connaître Numerama, et parfois même le graphiste qui doit réaliser les maquettes des refontes successives, ou le chef de projet d’une nouvelle idée.

Le tout en essayant de rester un mari disponible, et un père présent d’un enfant de 3 ans.

Derrière des apparences peut-être trompeuses, Numerama était le fruit d’une toute petite entreprise très artisanale. D’une trop petite entreprise. Je savais qu’il existait un potentiel de développement considérable, et restait frustré que PressTIC ne puisse pas porter seul un projet ambitieux.

Il était évident pour moi depuis plusieurs années que Numerama devrait un jour intégrer un groupe de presse capable d’apporter son énergie et ses moyens humains pour réaliser le média dont j’ai toujours rêvé, qui non seulement traiterait sans concession des problématiques que j’ai voulu soulever, mais qui irait bien au-delà.

Encore fallait-il trouver à quel groupe faire confiance. Trouver à quels hommes et à quelles femmes j’allais confier l’avenir de Numerama, et mon propre avenir.

C’était une décision incroyablement difficile, et fortement chargée en émotion. On ne passe pas 13 ans de sa vie à bâtir un projet pierre après pierre, à y mettre toute sa passion et son énergie, pour laisser d’autres le défaire ou le mettre en péril.

Ces dernières années, j’ai donc rencontré de nombreux acquéreurs potentiels. J’ai multiplié les rendez-vous, rencontré des dirigeants parfois passionnés et très sympathiques qui ne parlaient que de projet éditorial, d’autres qui travaillaient dans des bureaux à l’ambiance glaciale et ne semblaient rechercher leur satisfaction professionnelle que dans les chiffres de leurs tableaux Excel.

Aucun d’entre eux n’avait une vision claire et satisfaisante de ce que devrait devenir Numerama, ce qui m’a fait renoncer à plusieurs propositions qui certes, garantissaient parfois généreusement mon avenir personnel, mais pas celui du site ou de son équipe, ni de ce qui faisait ma fierté.

LA RENCONTRE AVEC HUMANOID

Et puis finalement, c’est presque par hasard que j’ai rencontré cette année Ulrich, Baptiste et Pierre-Olivier, qui avaient démontré avec FrAndroid et leur groupe Humanoid une capacité à développer rapidement malgré la crise du secteur un média puissant, auto-financé, de qualité. Ce fut tout de suite une évidence pour nous tous qu’il fallait travailler ensemble pour écrire le nouveau chapitre de Numerama.

Non seulement le courant est parfaitement passé entre nous, ce qui était primordial, mais chaque phrase de l’un complétait naturellement celle de l’autre sur ce qui faisait les valeurs, la force et les faiblesses de Numerama, sur ce que devait devenir le nouveau Numerama, et sur ce que l’on pourrait concrètement faire ensemble.

Pour la première fois, j’avais face à moi une équipe enthousiaste avec laquelle je me sentais parfaitement à l’aise, et dont je ressentais toute la volonté de créer le meilleur média possible sans trahir ce qui fait l’originalité et l’histoire de Numerama. Son indépendance et sa taille humaine étaient une garantie supplémentaire.

Pour la première fois, je ressentais non seulement le besoin de rejoindre un groupe, mais véritablement l’envie de rejoindre celui-là. Je n’étais pas simplement soulagé, mais excité.

En devenant exclusivement rédacteur en chef de Numerama, chargé de piloter et de nourrir un projet éditorial ambitieux et renouvelé, je peux enfin me concentrer sur ce que je sais faire et ce qui me passionne. Je peux laisser lâchement à des collègues bien plus compétents que moi toute la partie de mon ancien travail qui ces dernières années était devenue une source de stress et de fatigue difficilement soutenable, trop souvent paralysante.

Je ne sais pas du tout ce que serait devenu Numerama s’il n’avait pas intégré le groupe Humanoid. Mais ce dont je suis convaincu, c’est que cette décision assure à Numerama un avenir radieux, et que je serai très fier de continuer à le construire avec cette équipe.

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